Propos recueillis par Thomas Mahler
Publié le 12/11/2024 à 19:50
Idées. Récompensé par le prix Femina essai pour son "Tenir tête", le philosophe s’alarme de la recrudescence de l’antisémitisme et analyse les tensions identitaires alimentées par le conflit au Proche-Orient.
Né au Liban en 1963, Paul Audi est arrivé en France en 1975 pour fuir la guerre civile. Dans “Tenir Tête“, récompensé la semaine dernière par le prix Femina essai, le philosophe s’alarme de la recrudescence de la judéophobie suite au 7 octobre 2023. Pour évoquer ce sujet brûlant, l’auteur passe par le roman épistolaire, avec des échanges de lettres entre deux amis, l’un juif, l’autre non, qui n’auraient jamais imaginé une telle remontée de l’antisémitisme partout dans le monde.
Dans un entretien accordé à L’Express, Paul Audi analyse les racines de l’antijudaïsme. Reprenant la thèse du psychanalyste Daniel Sibony, il estime que l’antériorité du judaïsme sur les deux autres monothéismes - christianisme et islam - est l’une des causes d’une "haine ancestrale" ciblant les juifs. Pour lui, cette dimension religieuse continue à alimenter le conflit au Proche-Orient ("Si le conflit avait été purement politique, il aurait été résolu. S’il n’était que territorial, il serait également résolu"). D’autant que la cause palestinienne, longtemps laïque et nationaliste, serait "aujourd’hui engloutie par l’islamisme, qui n’a jamais voulu d’une solution à deux États".
L’Express : Pourquoi avoir voulu écrire ce livre s’inquiétant de la recrudescence de l’antisémitisme à la suite du 7 Octobre, alors que vous êtes franco-libanais et que vous n’êtes pas juif ?
Paul Audi : J’ai beau être né au Moyen-Orient et y séjourner de temps en temps, je reste un philosophe français horrifié par la montée exponentielle de ce fléau. L’augmentation de 300 % des actes antisémites dans mon pays en un an me choque, me révolte et me fait honte. Sans parler de ce qui se passe ailleurs dans le monde. Une ligne de bus créée à Londres pour que les juifs puissent l’emprunter en toute sécurité… La chasse aux juifs à Amsterdam… Le slogan "mort aux juifs" entendu dans telle ou telle manifestation propalestinienne… Mon engagement en faveur de cette lutte devrait être l’affaire de tous, et d’abord des non-juifs. Une phrase malheureuse de Bernard Kouchner a récemment laissé entendre que l’antisémitisme pouvait se comprendre à la lumière de la guerre que le gouvernement israélien menait à Gaza. Eh bien non ! Je ne dis pas qu’il faut accepter ce qui s’y passe sur le plan militaire et humanitaire, de même qu’il n’est pas question d’accepter que des dizaines d’otages soient la proie des terroristes du Hamas depuis quatre cents jours. Mais le simple fait d’imaginer qu’il puisse y avoir un lien de causalité entre une opposition politique, toujours légitime en tant que telle, et la haine des juifs simplement parce qu’ils sont juifs, est une infamie, sans compter que ce faux rapport témoigne d’une méconnaissance totale de l’histoire et des rouages de l’antisémitisme.
Mon livre, qui met le doigt sur certains de ces rouages, a été ma façon de dénouer le nœud coulant de la honte que provoque le retour de l’antisémitisme. Je l’ai écrit pour sortir de l’angoisse, en quelque sorte. Et s’il fait appel à plusieurs savoirs (histoire, psychanalyse, philosophie, littérature), c’est dans le but de fournir des clés pour comprendre comment l’opinion publique mondiale en est venue à croire au bien-fondé de l’équation "juif = sioniste = colonialiste", la transformant en un champ de mines, ou en un stand de tir, où chacun, en fonction de son identification, risque sa peau.
Pourquoi préférez-vous le terme "antijudaïsme" à "antisémitisme" ?
Traditionnellement, en raison de leur "inassimilabilité", les juifs ont été les boucs émissaires de sociétés qui pensaient qu’une homogénéité absolue pouvait les guérir des maux dont ils souffraient. L’antisémitisme est le nom donné dans l’Europe du XIXe siècle à la judéophobie, à cette haine ancestrale, lorsqu’elle vise les juifs en tant que "race". Le scientisme de l’époque favorisait cette idée fallacieuse de race. Ainsi, dans le contexte d’États-nations devant assurer leur unité, il était d’autant plus tentant d’identifier les juifs par un certain nombre de traits physiques ou biologiques qu’ils ressemblaient comme deux gouttes d’eau à tous ceux qui ne l’étaient pas. Cette judéophobie a fini par exterminer 6 millions de juifs d’Europe.
Ceux des Arabes qui haïssent les juifs ne le voient pas sous cet angle. Leur haine est l’ombre portée des religions très fortes qui structurent leurs mœurs, leurs coutumes et leur culture. Au Proche et au Moyen-Orient, par exemple, lorsqu’on parle des Israéliens, on dit "Yahud", ce qui signifie "juifs". Bien sûr, cela évite de donner l’impression qu’on légitime l’existence de l’État d’Israël, dont le nom est imprononçable sous peine de donner naissance à ce qu’il désigne. Mais ce n’est pas tout. Cela témoigne aussi d’une autre histoire. L’antijudaïsme oriental dont je parle se traduit concrètement dans la vie quotidienne par la transformation d’une insurmontable absence de sympathie exprimée, affichée, exhibée à l’égard de tout ce qui touche au peuple juif, en une haine inexorable.
En quoi l’antériorité de la religion juive par rapport aux deux autres monothéismes aurait-elle alimenté un antijudaïsme chrétien et musulman ?
L’antériorité du judaïsme est en effet la source du problème. Que faire quand on sait - même au plus fort du déni, parce qu’on ne peut pas faire autrement - que sa richesse provient d’un héritage que l’on a reçu ou capté ? Comment accepter que vous devez l’essentiel de ce que vous êtes à un autre que vous n’êtes pas ? Pour s’en sortir, il faut recourir au fantasme, inverser le cours des choses, faire du dernier le premier, ou le supprimer. C’est le "Avant Abraham, j’étais" du Christ, c’est l’accusation du Coran que la Bible a falsifié le texte sacré… L’antijudaïsme est une passion humaine très ancienne ; il est coextensif à l’histoire du peuple juif. Il a des motivations diverses ; celle de Babylone n’est pas celle de Pharaon. Mais dans cette région, berceau des trois monothéismes, l’enjeu majeur est de requalifier le sceau de l’origine. Dans ces conditions, comment accepter qu’il y ait une quelconque souveraineté juive sur cette terre sanctifiée par la présence de lieux saints chrétiens et musulmans, qui pourraient rappeler non seulement son antériorité mais aussi sa préséance ?
Quelle est cette "guerre sainte" qui, selon vous, serait menée depuis longtemps contre Israël ?
Si le conflit avait été purement politique, il aurait été résolu. S’il n’était que territorial, il serait également résolu, du moins avant que les guerres successives ne révèlent que le problème est plus judéo-arabe qu’israélo-palestinien. Le problème est celui d’une dette des chrétiens (quand ils comptaient encore dans la région) et des musulmans (qui sont les seuls à compter aujourd’hui) à l’égard du précédent hébreu, dans lequel ils ont puisé l’esprit même de leur foi. Ainsi, le nom de Jérusalem, jamais mentionné dans le Coran mais des dizaines de fois dans la Bible, est appelé à témoigner de son identité islamique sur fond d’histoire (pourtant essentiellement juive et chrétienne). Le pogrom du 7 Octobre, que certains peuvent considérer comme un acte de résistance politique, est appelé "le déluge d’al-Aqsa", du nom de la grande mosquée au dôme doré, troisième lieu saint de l’islam. L’antijudaïsme religieux est ancien ; ce qui est nouveau, c’est la dimension identitaire qu’il prend, ce qui laisse penser qu’il est de nature plus politique que religieuse.
“Le sionisme en tant qu’idée et en tant que mouvement est bien antérieur à la Shoah.”
Seulement voilà : dans cette région du monde, berceau des trois religions monothéistes, ce que nous appelons en Occident "l’autonomie du politique" n’existe pas. Croire que la sphère politique se suffit à elle-même, c’est adopter une idée qui ne s’y applique pas. L’autonomie du politique est au Moyen-Orient ce que la contre-culture a été aux États-Unis : une parenthèse dans son histoire. La cause palestinienne, qui avait une dimension laïque et marxiste et était défendue par de grands intellectuels athées de culture chrétienne, est aujourd’hui engloutie par l’islamisme, qui n’a jamais voulu d’une solution à deux États. Peut-être était-ce inévitable… Quoi qu’il en soit, chez les Arabes, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, croyants, agnostiques ou athées, la politique s’inscrit inévitablement dans un contexte de coutumes et de traditions, qui reflètent elles-mêmes une vision religieuse du monde. Inversement, la religion est toujours politiquement articulée.
Comment peut-on échapper aux assignations identitaires, qui semblent être le grand fléau de notre époque ?
L’identité est le signifiant-maître ultime. Notamment parce que c’est l’identité qui reste quand on a tout perdu. C’est ainsi qu’on la flatte, qu’on la vénère, qu’on lui donne le droit de tout décider. La tyrannie des petites différences fait la loi - et fait les lois. Mais les identités sont des artefacts imaginaires et symboliques, qui ont la particularité de passer pour la réalité, mais qui ne disent pas encore ce que nous sommes. Elles nous présentent au monde, mais de manière trompeuse.
Car si je me projette dans une identité, cette identité n’est pas moi : je suis bien plus que ce qui m’identifie aux yeux des autres ou à mes propres yeux. Je suis beaucoup plus que cela, précisément parce que je ne suis pas seulement moi : il y a tant d’autres personnes en moi qui font que je suis moi. Reconnaître cela, c’est reconnaître une dette, et c’est ce qui nous horripile. Nous sommes bien trop individualistes et narcissiques pour cela. Mais pour les chrétiens et les musulmans, il y a cet autre, qui est juif, et qui se trouve au cœur même de leur être chrétien et musulman. C’est une coexistence difficile, parce qu’elle révèle une faille dans leur être, mais il est possible de l’accepter. Regardez ce qui s’est passé après Vatican II avec les chrétiens, dont l’antijudaïsme a pourtant été déterminant tout au long de leur histoire.
Dans le livre, vous niez l’idée répandue qu’Israël aurait été créé du fait de la culpabilité des pays occidentaux à la suite de la Shoah. Pourquoi ?
Comme de nombreux historiens, je conteste cette idée. Le sionisme est bien antérieur à la Shoah : il est né au XIXe siècle de l’idée que le peuple juif devait développer une conscience politique juive pour assurer sa survie, et qu’il ne serait en sécurité que lorsque cette conscience l’amènerait à se débarrasser de toute tutelle étrangère et à jouir d’un espace politique juif. La transmission symbolique du récit biblique de génération en génération constituant pour ainsi dire la colonne vertébrale du peuple juif, il est vite apparu que c’est sur la terre d’Israël biblique que cet espace politique devait être créé.
D’autant plus que des centaines de milliers de juifs vivaient au Proche et au Moyen-Orient. Je vous rappelle que la création d’un "foyer national juif" en Palestine mandataire, sous l’égide des Britanniques, date de 1920. Mais c’est dans la déclaration d’indépendance de Ben Gourion en 1948 que l’État moderne d’Israël est officiellement lié à la Shoah. Quant à la culpabilité de l’Occident, elle n’a pas joué un rôle dans l’admission d’Israël à l’ONU en 1948, car elle n’est apparue que quelque temps plus tard, lorsque le "plus jamais ça" des survivants de la guerre est devenu l’une des raisons de la construction d’une Europe politique.
Alors qu’Israël a au départ ciblé ses attaques contre le Hezbollah, les bombardements sont de plus en plus massifs au Liban. Craignez-vous pour l’avenir de votre pays natal ?
La situation au Liban est catastrophique. Destructions, déplacements massifs de populations, problèmes humanitaires et sanitaires considérables. A cela s’ajoute l’incapacité structurelle des responsables politiques libanais à faire prévaloir l’intérêt général. Une fois de plus, toute une population souffre de l’aventurisme unilatéral des uns et des autres. En un an, le Hezbollah a tiré 113 000 projectiles explosifs sur son voisin, sachant que cela finirait mal, mais se croyant invincible. Comme en 2006, autre guerre avec Israël, il n’a pas saisi le Parlement ou le gouvernement libanais avant d’agir, parce qu’il se tient au-dessus de l’État. Que va-t-il résulter de la guerre d’Israël contre le Hezbollah ? A court terme, je ne vois qu’une solution : le désarmement de ce parti, qui le fera entrer dans un système équilibré, semi-démocratique (car le néo-féodalisme sera toujours à l’ordre du jour au Liban), dans lequel toute la population, qui en a marre de subir la domination d’un seul homme aux ordres de l’Iran, aura son mot à dire.
Tenir tête, par Paul Audi. Stock, 329 p.
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